Découvrez la plus ancienne dictée de France
 
Le Petit dictionnaire du peuple, qui vient d’être réédité, offre un témoignage unique sur le français oral du XIXe siècle.

A cette époque, visiblement, le politiquement correct n’existait pas. Lorsqu’en 1821, Jean-Claude Léonard Poisle-Desgranges, dit Desgranges, décide d’élaborer un texte destiné à enseigner le "bon usage" de la langue et les règles de l’orthographe françaises, il ne s’embarrasse guère de circonlocutions. Son titre ? Petit dictionnaire du peuple à l’usage des quatre cinquièmes de la France. Son sous-titre ? Aperçu comique et critique des trivialités, balourdises, mots tronqués et expressions vicieuses des gens de Paris et des provinces. Et vlan !

Son ouvrage comprend notamment une dictée – la plus ancienne connue à ce jour – "pour remettre à sa place l’écolier présomptueux". On y trouve des mots rares comme langueyer ("Examiner la langue d’un porc pour voir s’il est sain ou ladre") ou levraut ("jeune lièvre") sans oublier divers pièges comme le chas (d’une aiguille) ; les fonts (baptismaux) ; s’égayer (et non s’égailler). On y relève aussi des termes dont l’orthographe a changé : un guet-à-pens, à son insçu ; un juda (sans -s) ; une mal-adresse (avec un trait d’union), etc.

Mais le plus intéressant est ailleurs. Desgranges fait précéder sa dictée d’une liste de mots et de phrases sur le modèle "dites, ne dites pas". Et là encore, comme vous allez le voir, on ne peut pas vraiment le considérer comme un précurseur de la pédagogie Montessori…

• "Abre pour arbre. C’est tout ce qu’il y a de plus grossier en fait de prononciation."
• "Asticoter pour signifier tourmenter ; turlupiner. Faute. On ne s’en sert que parmi le peuple ; c’est un barbarisme."
• "Avanzière et avantière sont des fautes grossières ; dites : avant-hier, sans prononcer le -t."
• "Bambocher pour s’amuser n’est pas français. Bambocheur ne vaut pas mieux."
• "J’ai accouru tout de suite. Ce "j’ai accouru" est tout à fait mauvais. Je suis accouru est l’expression convenable."
• "Pu souvent est une locution de racaille. Elle ne signifie rien."
• "S’empaffer (boire avec excès). Barbarisme. S’empiffrer vaut un peu mieux ; et s’enivrer est le mot qui convient".
• "Truffe. C’est ainsi que dans différentes provinces, on appelle les pommes de terre ; c’est à tort : demandez-le plutôt à un cochon, il s’y connaît !"

Au-delà de son style pour le moins abrupt, ce document, qui vient d’être réédité, présente un grand intérêt. En premier lieu, il nous offre un aperçu d’une langue qu’il condamne, mais qu’il décrit. On dispose donc grâce à lui d’un témoignage rare sur le français oral de cette période, à une période où n’existaient ni la radio ni la télévision ni Internet.

Par ailleurs, comme vous l’aurez certainement remarqué, certaines des erreurs qu’il fustige ne sont plus considérées comme telles aujourd’hui. D’où ce constat : il entre toujours une part de subjectivité dans la définition de la "norme" ou du "vrai français". "Ce que Desgranges présente comme des "fautes" correspond en réalité souvent à des variantes du français", souligne Fabrice Jejcic, un sociolinguiste spécialiste de l’orthographe qui a travaillé sur cet ouvrage. D’où cette question fondamentale : qui, en France, a le pouvoir de décider qu’une seule de ces variantes est la bonne et, surtout, de dire laquelle ? Réponse de Fabrice Jejcic : "La langue est toujours un outil de pouvoir. En France, la norme fut longtemps celle de la Cour. Depuis la Révolution, c’est la bourgeoisie parisienne, dite cultivée, qui a imposé la sienne".

L’intérêt de ce dictionnaire est enfin sociologique. Comme l’indique son titre, il est destiné aux "quatre cinquièmes de la France", soit une zone bien plus large que la Bretagne, la Corse, l’Alsace et de ces vastes terres d’oc où, historiquement, on parlait d’autres langues que le français. Ce qui signifie qu’aux yeux de Desgranges, on commet aussi des "fautes" dans les régions proches de la capitale. Et pour cause ! Non seulement les Orléanais, les Picards, les Lorrains, les Normands et les autres habitants du domaine d’oïl ont conservé de forts particularismes dialectaux, mais la variété existe aussi à Paris même. Eh oui : si la grande ville abrite les classes dominantes censées pratiquer le "bon" français, elle accueille aussi un petit peuple, aussi foisonnant qu’inventif, dont le langage s’écarte de la norme. Liberté insupportable pour notre censeur ! Selon lui, les habitants de la capitale devraient se montrer exemplaires. Aussi qualifie-t-il de "verbiage", de "baragouinage" et même de "boue de Paris" l’emploi de souleur pour "frayeur", de cornet pour "imbécile" ; de gober pour "être dupe ». « En réalité, la langue choisie pour norme par l’Académie et diffusée par Desgranges est celle d’une toute petite catégorie de Français composée des classes aisées d’Ile-de-France. La hiérarchie est donc à la fois géographique et sociale", remarque Fabrice Jejcic.

Il est un dernier paradoxe qui mérite d’être souligné. Si la démarche de Desgranges est objectivement puriste, directive, voire franchement condescendante, elle se veut aussi… démocratique, comme le remarque dans sa préface le grand spécialiste des dictionnaires Jean Pruvost. Avec son livre, Desgranges pense sincèrement aider la "classe inférieure du peuple" à s’élever dans la société en maîtrisant le "bon français". Comme les Révolutionnaires avant lui, comme les promoteurs de l’école publique à la fin du XIXe siècle, il ne lui vient pas à l’esprit que, dans un pays multilingue comme l’était alors la France, la véritable égalité aurait dû être tout autre : permettre à chacun d’accéder à la promotion sociale dans sa langue, qu’elle corresponde à une langue dite régionale ou à une variété du français. Au lieu de quoi il s’est paradoxalement employé à privilégier l’usage de la classe sociale au pouvoir. Une erreur de raisonnement qui faisait dire à Alain Rey, le grand maître des éditions Le Robert : "Politiquement, la Révolution prétendait donner la parole au peuple. Linguistiquement, elle l’a donnée à la bourgeoisie."