L’auteur du volume présenté ici, J.-C.-L.-P. Desgranges, n’est pas un inconnu pour les lexicographes : régulièrement cités en source par le Trésor de la Langue Française informatisé (voir les entrées « bambocheur », « boustifaille », « radin », « serin » ou « tatouille » par exemple) ou le Französisches Etymologisches Wörterbuch (FEW), ses travaux font référence, notamment pour dater certaines formes langagières, en découvrir les variantes populaires, parisiennes et/ou argotiques et en mesurer l’évolution diachronique.

2Son dictionnaire de 1821 réédité aujourd’hui par Corsaire fait partie de ces ouvrages prescriptifs en vogue tout au long de l’histoire de la lexicographie pour remédier aux « cacologies » que déplorent leurs auteurs (p. XVII). Ses deux sous-titres différents, en couverture et en page de garde, sont particulièrement éclairants à cet égard : « Des rustres de Paris aux rustauds des villages », puis « à l’usage des quatre cinquièmes de la France » dénotent une vision de classe revendiquée, entre une élite éduquée, sinon savante, et une populace qu’il faut reprendre et dresser. Comme le rappelle Bourdieu [1982 : 14], « [...] les échanges linguistiques sont aussi des rapports de pouvoir symbolique où s’actualisent les rapports de force entre les locuteurs ou leurs groupes respectifs ».

3C’est ce qu’indique clairement la portée corrective que l’auteur souhaitait donner à son dictionnaire, qu’il exprime d’ailleurs sans ambages dans un avis au lecteur : « C’est donc en rappelant à la masse, pour laquelle j’écris, ses fautes journalières, que je prétends l’obliger à moins mal s’exprimer. » (p. 3). Il cible ainsi barbarismes et vices de prononciation, « français de contrebande » (p. 17), « verbiage de Paris » (p. 29) voire « baragouin » (p 43) ou « galimatias » (p. 50) et ne craint donc pas, à travers cette taxonomie, de froisser le public visé, à la différence de titres (plus récents et surtout plus scientifiques) qui mettent en avant Le bon usage [Grévisse 1970] ou les « difficultés du français » [Dournon 1996]. Il propose d’ailleurs en fin d’ouvrage une dictée, « Mon séjour à Paris », conçue pour mettre à l’épreuve « l’écolier présomptueux » (p. 195). Les commentaires et explications, souvent péremptoires, de l’auteur sont le plus souvent imagés et non dénués d’humour, qu’on en juge : « Cornichon, pris pour imbécille (sic), n’est pas français. C’est une trivialité. Un père qui traiterait son fils de cornichon se ferait passer pour un être de la famille des concombres ; à rien ne tienne qu’il ait épousé une citrouille » (p. 43)...

  • 1 Voir aussi p. 16 l’entrée « angola » comparée à « angora » : « les avis sont partagés ; mais l’acad (...)

4L’intérêt de la réédition, soutenue par le Centre national du livre, réside en premier lieu bien sûr dans sa valeur historique, puisqu’elle donne à voir un état synchronique de la langue française et de certains dialectes, opposés à la langue légitime, unifiée, officielle normée par l’Académie, « autorité suprême » pour l’auteur1 (p. xxxi) comme le rappelle en introduction Marie-Rose Simoni-Aurembou, linguiste et dialectologue, qui conduisit la première version de cette édition critique, avant son parachèvement par Fabrice Jejcic, sociolinguiste au CNRS. Car voilà en effet un ouvrage qui vaut tant par sa matière même, entrées listées alphabétiquement de mots et tournures fautives, commentées et corrigées, illustrées par des exemples en contexte, que par l’abondant appareil scientifique qui l’accompagne.

5Desgranges jeune, dont on savait peu de choses jusqu’en 2006, est aujourd’hui identifié comme Jean Claude Léonard Poisle-Desgranges grâce aux travaux d’Hélène Claire Richard (p. xxxiv-xl). La génétique de l’ouvrage s’en trouve dès lors utilement éclairée, puisque l’on apprend que l’auteur n’est en rien un spécialiste en matière de langue, mais un « employé des postes » (p. xxxvi) « sans érudition » (p. 196), auteur de poésies à ses heures. Ses écrits, en lien avec ses origines orléanaises et son parcours professionnel, trouvent effectivement leur source dans un travail de terrain, au sein de la Poste aux armées durant moult campagnes napoléoniennes à l’étranger, où il relève les tournures de la « soldatesque », puis à Vendôme, Paris et Belleville, communes où il va ensuite exercer et résider. Il va dès lors se prévaloir de cette « compétence sociale, celle du locuteur légitime, autorisé à parler et à parler avec autorité » [Bourdieu 1982 : 20], malgré ses références souvent discutables et ses catégorisations instables dans la description des erreurs recensées. On est donc ici face à une démarche qui ne saurait être qualifiée de scientifique, mais qui porte témoignage d’une époque où la puissance de la langue comme outil de traduction des différences sociales s’exerce pleinement et ouvertement.

6Une préface de Jean Pruvost contextualise d’ailleurs le dictionnaire au regard de publications du même type, apport paratextuel qui enrichit utilement l’ouvrage, tout comme l’introduction de M.-R. Simoni-Aurembou explicitant les modifications apportées à l’édition originale pour en faciliter la consultation par un lectorat du XXIe siècle mais aussi ses sources et commentaires afférents, les six pages d’« orientations bibliographiques » et la table des nombreuses sources iconographiques. L’addition majeure de M.-R. Simoni-Aurembou à ce dictionnaire consiste toutefois en ses nombreuses annotations linguistiques, phonologiques et lexicographiques qui émaillent les entrées de l’ouvrage, mettant en perspective les relevés de Desgranges et inscrivant en diachronie les formes rencontrées.

  • 2 Voir bibliographie

7On voit dès lors l’usage fructueux que peuvent faire dialectologues, argotologues, comparatistes, sociolinguistes et historien.nes de la langue de ce dictionnaire, également accessible en version numérique. De facture soignée, aisé à consulter, il bénéficie de nombreuses illustrations qui en font aussi un « beau livre » relié cartonné, à la mise en page soignée, dont on pourra utilement compléter la lecture par celle de la thèse que lui consacra Georges Gougenheim, linguiste et grammairien professeur à la Sorbonne, spécialiste de la langue parlée et de l’histoire de la langue, aujourd’hui rééditée2.

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Bibliography

ATILF-CNRS, 2004, Trésor de la Langue Française informatisé, Université de Lorraine : http://www.atilf.fr/tlfi

Baylon Christian, 2002 [1996], Sociolinguistique. Société, langue et discours, 2e éd., Paris : Nathan.

Bourdieu Pierre, 1982, Ce que parler veut dire, Paris : Fayard.

Dournon Jean-Yves, 1996, Le dictionnaire des difficultés du français, Paris : Hachette.

Gougenheim Georges, 2022 [1929], La Langue populaire dans le premier quart du XIXe siècle, Orléans : Corsaire.

Grévisse Maurice, 1970 [1936], Le bon usage, Gembloux : Duculot.

Mitterand Henri, 1976 [1963], Les Mots français, Paris : PUF.

Wartburg Walther von, 2006, Französisches Etymologisches Wörterbuch, Eine darstellung des galloromanischen sprachschatzes (Dictionnaire étymologique français, Une représentation du trésor lexical galloroman) : http://stella.atilf.fr/few/

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Notes

1 Voir aussi p. 16 l’entrée « angola » comparée à « angora » : « les avis sont partagés ; mais l’académie se tait ; quand elle aura prononcé, nous saurons à quoi nous en tenir ».

2 Voir bibliographie