Depuis 1964, date à laquelle il a assemblé son premier fusil, André Robillard dérange encore et c’est tant mieux. « Peut-on parler d’œuvre d’art ? » s’interroge Anthony Gautier devant une création qui, selon lui, « ne correspond pas aux canons de la beauté » et dont la singularité, quoique « exceptionnelle », n’empêche pas de rester
dubitatif : « Est-on dans la sublimation de peurs, d’angoisses, d’interrogations ou dans l’expression inachevée d’une psychose ? » « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. -Et je l’ai trouvée amère. -Et je l’ai injuriée », écrit Rimbaud dans Une saison en enfer. Au fil des siècles, l’art n’a évolué qu’à travers de tels outrages. C’est toutefois un lieu commun que de présenter celui du XXe siècle comme la remise en cause la plus radicale des formes artistiques antérieures. Des fauves aux minimalistes, en passant par Les Demoiselles d’Avignon de Picasso et la Joconde à moustaches de Duchamp, que d’objets de scandale! Jusqu’alors, la Beauté se faisait un lifting, s’adaptait aux époques mais voici qu’on ne s’intéresse même plus à ses appâts. L’artiste d’aujourd’hui se conçoit plutôt comme un créateur dont les œuvres questionnent leur temps.
S’agissant de l’art brut, ce n’est pas un mouvement artistique au sens traditionnel du terme. Il a existé avant que Dubuffet ne le définisse et il correspond aux productions de marginaux ou d’aliénés mentaux mais aussi d’individus semblables au commun des mortels qui se singularisent toutefois par la production d’œuvres hors normes.
Dans tous les cas de figure, il y a une rupture qui rend caduques les catégories de l’esthétique traditionnelle. « Il n’y a plus de grands hommes, plus de génies, proclame Dubuffet. Nous voici
enfin débarrassés de ces mannequins au mauvais œil : c’était une invention des Grecs, comme les Centaures et les Hippogriffes.» Mais si le fou ou l’ouvrier agricole, indemnes de toute culture, de toute formation spécifique, peuvent être assimilés à des artistes, où allons nous ? A moi, Kant ! Dans sa conception, le génie est un privilège dont tout homme n’est pas pourvu. Seuls parviendront à l’excellence artistique ceux qui, par leur culture et l’imitation des modèles, sauront donner, à travers leur création, le sentiment universel de la beauté.
Robillard contre Kant. Aboutis, ses fusils, faits de bric et de broc ? Vous plaisantez ! Avec l’art brut, la culture ne serait plus le cadre au sein duquel peut naître le génie mais bien plutôt celui dans lequel et par lequel il est réprimé ? Voyons, c’est le monde à l’envers ! Qu’un aliéné reste un aliéné. Qu’un facteur distribue ses lettres au lieu de construire des palais comme le père Cheval.
C’est ainsi que Robillard dérange encore un certain public avec ses armes de guère, ces pétoires pour la guerre des boutons. Pourtant, ce sont bien ses souffrances de jadis, ses rêves aussi qu’il sublime àtravers des oeuvres, certes déconcertantes, mais si inventives et proches de notre humanité. « Deux balles », les fusils d’André ? Non, sans balles et c’est pour cela qu’on les aime, à tout prix (qu’importe leur cote sur le marché de l’art !). C’est pour cela aussi qu’on les préfère aux canons, fussent-ils ceux de l’esthétique.
Christian Jamet


JAMET Christian
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