Georges Joumas, Échos de l'affaire Dreyfus en Orléanais,

 On connaît bien l'engagement dreyfusard de Péguy. On sait moins que sa ville natale a entretenu avec l'Affaire un lien particulier. D'abord, parce que le premier accusateur de Dreyfus, le colonel Henri d'Abboville, était originaire de l'Orléanais. Alors en poste au "Service de la statistique" (dénomination qui dissimulait le contre-espionnage), cet officier aux opinions royalistes et antisémites affirmées a attribué à Dreyfus l'écriture du bordereau, imprimant ainsi à l'Affaire son orientation initiale. Il fut par la suite l'une des chevilles ouvrières du procès de 1894.Ce zèle lui valut d'être nommé à Orléans comme commandant du 131e régiment d'infanterie. Pour sa part, Dreyfus, ayant atteint la limite d'âge après avoir servi au front, fut affecté en avril 1918 à la région militaire d'Orléans. Il s'investit pleinement dans le commandement qui lui fut confié du parc du matériel d'artillerie.

Le livre de Georges Joumas rend compte en détail des réactions orléanaises lors des grandes étapes de l'Affaire et en restitue le contexte essentiellement à travers la presse locale. La polémique de Péguy avec le Journal du Loiret y est évidemment largement relatée. La vigueur de l'intervention de l'auteur de Notre jeunesse ne doit pas donner le change: il n'est aucunement représentatif de sa ville natale car le révisionnisme dreyfusard est loin d'être majoritaire à Orléans, pas plus qu'il ne l'est dans le reste de la France. Les diverses fractions de la grande société orléanaise (royalistes, bourgeoisie des hautes fonctions administratives et judiciaires, bourgeoisie d'affaires, militaires) ont beau largement s'ignorer entre elles, elles convergent dans des sentiments conservateurs et nationalistes, très souvent antisémites. Cette réalité a été fort bien décrite par Péguy dans une note insérée dans le Cahier du 20 mai 1900 (Pl. I, p. 527.) Significativement, on ne compte qu'une quinzaine de signataires orléanais au bas de la fameuse pétition parue dans L'Aurore (celle que Clemenceau désignera sous le nom de "manifeste des intellectuels") qui appelait à la révision du procès et qui recueillit en tout quelque deux mille noms. On citera les frères Henri et Émile Boivin, Raoul Blanchard, le futur géographe, Péguy et Riby. Très rares furent les enseignants qui prirent le risque de signer : Louis Gallouédec, le géographe, Félix Pécaud, appelé à devenir le directeur de l'ÉNS de Saint-Cloud. On relève également les noms d'un artisan, Louis Boitier, de l'archiviste en chef du Loiret, Camille Bloch, du chirurgien-chef de l'Hôtel-Dieu d'Orléans, Robert Halmagrand. Certes, à cette date, les deux députés d'Orléans-ville et d'Orléans-campagne (Rabier et Viger) sont des radicaux mais ces "progressistes" montrent une extrême prudence à l'égard de l'Affaire et se gardent autant qu'ils le peuvent de l'évoquer. S'il est vrai que Rabier, une fois élu mêlera ses suffrages à ceux des dreyfusards, il s'était gardé au moment de la campagne pour les législatives de 1898 d'afficher des positions révisionnistes. Il est clair que Le Progrès du Loiret,s'il consent à héberger Péguy dans sa polémique avec le journal concurrent,a conscience que l'opinion orléanaise dans sa majorité n'est pas encore mûre pour la révision et qu'il y aurait péril pour lui à s'engager dans cette voie. Il n'en souffle mot dans son éditorial de fondation le 4 août 1898. Sa réserve à l'égard de la prose de Péguy est significative. Il faudra attendre la nomination de Henri Roy (recommandé par Péguy) comme rédacteur en chef, le 1er mars 1899, pour qu'il affiche nettement ses préférences dreyfusistes.

Dans le panorama que l'auteur a brossé figure aussi l'attitude, fort prudente en l'occurrence, qu'ont observée les communautés spirituelles dans le débat. Dans son ensemble, la communauté juive (une centaine de personnes dans la ville) s'est montrée des plus discrètes à l'exception de quelques personnalités. De même, l'engagement des protestants a été d'ordre individuel, le Consistoire s'étant abstenu d'une prise de position publique. On note le silence de la Franc-maçonnerie sans doute embarrassée par des divergences internes sur l'opportunité d'une intervention. L'Église locale a affiché une semblable réserve encore que l'antisémitisme dans ses rangs n'ait pas été douteux. Par ailleurs, G. Joumas a relaté la création à Orléans de deux institutions emblématiques de l'Affaire, la section locale de la Ligue des droits de l'homme et l'université populaire qui fonctionnera jusqu'en 1914. Enfin sont heureusement évoquées des personnalités du département que le gérant des Cahiers de la quinzaine aura l'occasion de citer en mal (Jules Lemaitre) ou en bien (Albert Vazeille). C'est dire l'intérêt que les péguystes trouveront à la lecture de cet ouvrage.

Géraldi Leroy